Abdel Nasser ne meurt jamais, par Mahmoud

5 mai 2013

Temps de lecture : 3 minutes

Transcription en français de l’histoire audio en arabe

 Je travaillais comme psychologue pour enfants à Paris et dans ses environs, du côté de l’Alsace, et je m’apprêtais à rentrer en Égypte, quand mes collègues de travail m’ont dit ceci :

« Tu repars directement à la fac ? Mais c’est la saison des vendanges dans le Sud. Tu devrais y aller, visiter la région, faire les vendanges. Tu y rencontreras plein de gens. Des jeunes du monde entier participent à la cueillette du raisin. Tu te feras un peu d’argent, tu pourras t’acheter de beaux vêtements, et t’auras de l’argent à dépenser quand tu retournas à la fac. » C’est ainsi que je suis descendu dans le Sud pour y travailler. Alors que j’attendais à la gare avec mon sac en fumant une cigarette – à cette époque, je fumais des Gauloises Longues – un Algérien qui faisait la manche est venu me voir :

« – Labes ?
– Labes.
 Tu connais l’arabe, l’ami ?
 Je connais l’arabe.
 T’as une garro, l’ami ? »

Je lui donne une cigarette et je lui demande :
« J’étudie les langues, vois-tu, dans le monde entier on appelle ça cigarra. Pourquoi est-ce que vous, vous dites garro ?
 Ecoute l’ami, est-ce qu’on dit Si* Mohammed Abdel Wahab ? Si Abdel Halim Hafez** ? Non, alors pourquoi voudrais-tu qu’on dise Si garra ?
 …
 T’es étudiant ?
 Oui, je suis étudiant.
 Qu’est-ce que tu étudies ?
J’étudie le commerce [sic].
 Moi, j’étudie la médecine au bled, en Algérie.
 Toutes mes félicitations ! »

Et ensuite il me demande :
« T’es maquereau ?
 Hein ?!! Où veux-tu en venir, mon gars ? Tu me prends pour un maquereau ? »

Je l’attrape, m’apprêtant tout naturellement à lui coller mon poing sur la figure, mais il s’empresse d’ajouter désemparé :
« – Maquereau, quoi… Ça fait dix ans, moi, que je suis maquereau.
 Viens ici que je te montre… Je vais te maquer pour le restant de ta vie, tu vas voir…
 … »

Le président égyptien Gamal Abdel Nasser (1918-1970)

Il me demandait en réalité si j’étais marié. Chez eux, pour dire marié on utilise le mot ma’rras. Mais pour un Egyptien ma’rras c’est le proxénète, le mac.
Il continue à me poser des questions :
«T’es égyptien ? Tu viens d’Égypte ?
 Oui.
Abdel Nasser… ! L’unité arabe… ! La lutte… ! La réaction… ! L’opportunisme… ! Le progrès… ! Le nationalisme arabe… !
 C’est fini tout ça, mon vieux. C’est Sadate qui est à la tête du pays maintenant.
 Mais Abdel Nasser n’est pas mort !
 Abdel Nasser est mort !
Pas du tout, ce sont les Américains qui vous ont fait croire ça. Il vit en Russie.
 Si tu le dis… Et pourquoi Abdel Nasser ne serait-il pas mort au juste ?
 Abdel Nasser n’est pas mort parce qu’Abdel Nasser est la verge de Dieu sur terre !
 Tu n’as pas honte de dire ça… ?
 Certainement pas ! Il est là pour baiser les Juifs !
 … tu m’as posé plein de questions, mais toi, tu ne m’as pas dit ce que tu faisais ici ?
 Je vole les gens.
 Tu voles ? Mais le vol est un péché…
 Non, pas ici. Ici, c’est un pays de mécréants. Ce que je vole est mon butin et leurs femmes sont mes captives.
 Comment peux-tu dire des choses pareilles ? C’est interdit par la religion !
 Y’a trop de richesses dans ce pays.
 Tu dois te trouver un travail… ».

Toute cette discussion a été pour moi un véritable choc culturel. Ça s’est passé en 1979, juste après les accords de Camp David – à l’époque on me rendait fou avec cette affaire : « On se demande qui gouverne chez vous, Jihane Sadate ou Sadate ?… Vous comptez vendre les pyramides aussi ? Et pourquoi pas le Nil ?… »

* : Si a comme équivalent Monsieur en français.
** : Mohammed Abdel Wahab et Abdel Halim Hafez sont deux grandes figures de la chanson et du cinéma égyptien du XXe siècle.

Mahmoud. Traduit de l’arabe (Égypte) par Marie Charton