Mon petit mouton

4 mars 2013

Temps de lecture : 4 minutes


Transcription en français de l’histoire audio en turc

Des villageois kurdes retournent sur les restes de leurs maisons détruites dans la province de Diyarbakir.
(c) 2004 Jonathan Sugden/Human Rights Watch

J’avais sept ans. C’était dans un village du sud-ouest : un village extraordinaire, entouré d’une rivière dont l’eau est si claire qu’on y voit les poissons. On peut y nager et boire son eau. La nature est telle qu’on se croirait au paradis. C’est le village de mon oncle maternel. Nous étions là-bas avec ma famille pour une semaine. Mon oncle possédait une ferme avec un petit mouton que j’adorais. Le village était entouré de noyers dont nous allions ramasser les noix. En échange des noix, l’épicier nous donnait des biscuits ; ce type de commerce était assez courant.

Un jour, en début de soirée, alors que nous venions de rentrer les bêtes et que le soleil se couchait, nous avons entendu des voix d’enfants qui criaient : « Les soldats, les soldats ! ». Nous avons demandé ce qu’il se passait et on nous a répondu que des soldats arrivaient. Dans nos têtes d’enfants, un soldat, ça voulait dire « chocolat ». Quand les militaires pénétraient dans les villages, ils apportaient toujours des bonbons et du chocolat. On allait donc manger du chocolat !

Tous les enfants ont couru vers la place principale. Les soldats ont ordonné que tous les habitants se rassemblent, puis ils nous ont séparés. Les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, et les enfants au milieu. Ils nous ont donné du chocolat et ils ont joué avec nous pendant qu’ils emmenaient nos mères et nos pères. En réalité, ils nous occupaient pendant qu’ils violaient les femmes et torturaient les hommes. Ils ont même essayé de regrouper les hommes dans une grange et de l’incendier. Les soldats faisaient tout pour nous distraire, mais j’ai bien vu et entendu ce qui se passait, c’est pour cela que je raconte cette histoire : impossible de me taire…

Alors que les soldats nous gavaient de chocolat, soudain un bruit a retenti dans le village, un bruit indescriptible. Je suis incapable de décrire ce bruit. Je n’avais que 7 ans mais ce bruit résonne encore dans mes oreilles, je ne peux pas l’oublier. À mon avis, c’était la voix de Dieu, oui, Dieu. Tout le monde l’a entendu, et tout le monde a pensé comme moi… La voix de Dieu… Nous adorions le chocolat mais en entendant ce bruit, nous nous sommes arrêtés net et avons laissé tomber par terre nos friandises.

Tout à coup, une fumée noire est apparue derrière le village, les chats miaulaient, les chiens aboyaient, tous les animaux s’agitaient. C’était quelque chose d’incroyable, quelque chose qu’on ne peut pas décrire…

Le village s’est transformé en champ de bataille. Imagine : un villageois travaille toute la journée dans les champs, le soir il rapporte sa récolte au village, l’entrepose soigneusement dans les abris, se rend sur la place du village et là… tout disparaît ! Et ça, c’est l’État qui en est responsable. Il détruit nos villages qu’on doit abandonner sans rien emporter. Aucun vêtement. Nous n’avons rien pu prendre avec nous. Nous avons dû fuir, quitter le village, sans savoir où aller. Il fallait partir. Tout le monde pleurait. Ils ont essayé de brûler vif tous les hommes du village en les rassemblant dans une grange ! Tu imagines ? Tu sais ce qui m’a fait le plus de peine ? J’avais sept ans et ce n’était pas la destruction du village, ni même les pleurs des gens… C’était la mort de mon petit mouton. Mon petit mouton était mort, ils l’avaient tué.

J’ai vécu ça… J’ai vraiment vécu ça… Aujourd’hui, je regarde autour de moi. J’ai grandi et comme tout le monde ici – regarde –, je porte les cheveux longs, j’ai un style qui ressemble à celui des autres. Mais les gens, là, est-ce qu’ils ont vécu ce que j’ai vécu ? Est-ce qu’ils ont vu ce que j’ai vu ? Moi, je suis là aujourd’hui, sain et sauf, mais c’est difficile, très difficile…

Depuis, il s’est passé beaucoup de choses. J’ai quatorze oncles maternels, enfin j’avais… car sept sont morts. Dans mon village, beaucoup de gens ont perdu la vie. Qui les a tués ? Personne ne sait. C’est pas clair. Qui étaient ces soldats ? Je ne sais pas. Je me souviens simplement des gens armés, des gens blessés, des corps mutilés, sans jambes, sans oreilles, sans bras. Qui étaient-ils ? Je ne sais pas. Je sais seulement que c’étaient des êtres humains, c’est pour ça que j’éprouvais de la pitié. J’ai vécu ça, j’ai vraiment vécu ça ! Je suis un citoyen du monde, je n’appartiens pas à une terre. Gloire à la patrie !..

Aujourd’hui, nous étions sur la place d’Üsküdar et un groupe, environ une cinquantaine de personnes, s’était rassemblé pour protester en criant : « Les martyrs ne meurent pas, la nation ne se divise pas », ce genre de slogans, quoi ! Je les ai observés, ils étaient tous habillés correctement, ils tenaient chacun un drapeau turc et marchaient en lançant leurs slogans. J’ai réfléchi et je me suis demandé si nous aussi, nous aurions dû lancer ces mêmes slogans à l’époque. Non, finalement nous avons bien fait. Aujourd’hui, je suis en vie. Je suis en vie pour raconter cette histoire. J’ai une histoire a raconter…

Maximus, Istanbul. Traduit du turc par Delphine Odabaşı