Yaşama, par Galip Tekin

28 décembre 2012

Temps de lecture : 4 minutes

Galip Tekin, l’un des chefs de file de la bande dessinée turque, nous explique comment il s’est débarrassé d’un cadeau gênant… Une stupéfiante histoire vraie à lire également en BD.

Transcription en français de l’histoire audio en turc

📃  Comme je dessine des histoires bizarres, tout le monde pense que je prends de l’héroïne… En fait, je dessine juste des histoires que j’ai vécues.

Avant de dessiner des planches de BD, j’étais machiniste dans un cinéma à Konya, en Turquie. À Konya, il était très facile de vivre des choses bizarres. Surtout à cette époque, vers 1975-76, où les gens vivaient d’une façon un peu folle. Nous aussi, bien sûr. On était un peu des voyous…

Le dessinateur Galip Tekin

Donc, à Konya, dans un cinéma, il y avait un ouvreur qui plaçait les spectateurs, nettoyait la salle, etc. C’était un garçon un peu simplet qui m’aimait beaucoup et m’apportait toujours les journaux que les gens oubliaient sur leur siège. J’avais pris l’habitude de les lire pendant que je projetais les films, pour passer le temps. En général, on regarde le film lors de la première projection mais ensuite, lors des projections suivantes, on s’ennuie…

Ce type avait une particularité : il ne supportait pas qu’on n’accepte pas ce qu’il nous donnait et si on refusait, il s’énervait d’une façon extraordinaire. Une fois, il s’était mis en tête de m’offrir du kuru fasulye [cassoulet turc] ; comme je n’avais pas faim, j’avais refusé et il était devenu comme fou… Bref…

Comme il provoquait toujours des bagarres dans le cinéma, il a fini par être renvoyé. Son père lui a trouvé un emploi à la mairie, au service des pompes funèbres. Je ne sais pas ce qu’il faisait, quelle fonction il exerçait exactement, est-ce qu’il creusait les tombes, surveillait les cimetières ou avait-il un poste dans un bureau ? Je ne sais pas…

Un soir, alors que je montais une bobine, il est entré. Je lui ai souhaité la bienvenue et, pour rire, je lui ai demandé s’il avait apporté le journal. Non, m’a-t-il répondu, mais il m’avait apporté un cadeau. Dans ses mains, il tenait un gros paquet enveloppé dans du papier journal. Je lui ai demandé ce que c’était et il m’a répondu que c’était un crâne. Un crâne ?? « Oui, a-t-il précisé, c’est le crâne de ton père que j’ai trouvé dans sa tombe. » J’ai ouvert le paquet et, choqué, j’ai découvert le crâne !…

En observant le cadeau de plus près, j’ai compris que ce n’était pas le crâne de mon père parce mon père s’était suicidé et qu’il aurait dû y avoir un trou dans le crâne d’environ 65 mm d’un côté et 4 cm de l’autre. Je n’ai pas eu le temps de le remercier, il a repris le crâne et l’a posé sur une boîte de films.

Et il est parti. Je suis resté dans la cabine avec le crâne. En tête à tête avec lui. Je le regardais, il me regardait…

J’étais jeune à cette époque et je réalisais que, dans ce cinéma, propriétaire compris, il y avait eu trois morts… En regardant le crâne, je me demandais ce que je dirais à la police si elle me demandait à qui était ce crâne et d’où il venait. Finalement, j’ai décidé de m’en débarrasser. Avec un marteau, je pouvais le mettre en morceaux et, en sortant du cinéma, je pouvais jeter ces morceaux dans plusieurs poubelles. Même si c’était un truc mort, rien que de penser à le mettre en morceaux me mettait mal à l’aise. Pendant l’entracte, j’ai décidé de l’emporter dans la chaufferie. À l’époque il n’y avait pas de gaz naturel et le crâne n’a pas brûlé ! Je l’ai rapporté dans la salle de projection.

Après le premier film, pendant que je montais la bobine du deuxième, un de mes amis est arrivé. Il m’a demandé si j’avais quelque chose à faire parce qu’il souhaitait que je l’accompagne pour tuer son oncle… Je lui ai répondu que j’avais du travail, que je n’avais pas le temps de lui donner un coup de main, que j’étais seul parce que mon assistant était en congé. Vous n’imaginez pas l’atmosphère qui régnait à cette époque, tout le monde était cinglé !

Imaginez ! Si mon assistant avait été là, j’aurais dit « d’accord » et nous serions allés assassiner son oncle ! Fâché, il est reparti en me disant qu’il se débrouillerait seul. Finalement il ne l‘a pas tué mais il a été arrêté le lendemain pour avoir incendié la maison de son oncle. Il avait vidé des bidons d’essence et avait mis le feu.

La nuit s’est terminée sans soucis et j’ai pris le crâne que j’ai jeté dans un cimetière en allant chez un ami.

Heureusement que les temps ont changé et que nous vivons d’une façon beaucoup plus raisonnable. Enfin, c’est aussi grâce à ça que je peux raconter et illustrer aujourd’hui mes histoires invraisemblables…

Galip Tekin, Istanbul, texte traduit du turc par Delphine Odabaşı