Histoires d’échelles au levant

16 mai 2012

Temps de lecture : 4 minutes

Le projet Histoires Vraies vient poser ses valises au Liban, un pays dont mon père me parle de manière amoureuse depuis de nombreuses années. Avant de partir, j’ai lu ce roman en forme de récit de vie, Les échelles du Levant, d’Amin Maalouf, ou l’histoire de Ketabdar, qui signifie Insoumission ou Désobéissance, un Libanais d’origine ottomane, petit-fils de la famille royale, installé avec son père et ses frères à Beyrouth au moment du Mandat français, qui va se révéler un héros de la résistance française.

La scène du mariage met en scène le père de Ketabdar, un pacha ottoman idéaliste, positiviste, qui voit en son fils un révolutionnaire et rêvait d’un monde où il n’y aurait que des hommes courtois et généreux, impeccablement habillés, qui salueraient bien bas les dames, mépriseraient d’un revers de main toutes les différences de race, de langue et de croyance, et se passionneraient comme des enfants pour la photographie, l’aviation, la TSF et le cinématographe.

Son père a décidé de faire une belle fête pour son héros de fils. La femme de Ketabdar est juive, et son oncle est présent.

Si j’ai eu une petite frayeur, se souvient Ketabdar, c’est lorsque ma sœur, qui s’était absentée une bonne partie de la journée, a fait son entrée dans le salon au bras de son mari. Qu’on imagine la scène : d’un côté Mahmoud, fils d’une grande famille musulmane de Haïfa, qui avait dû quitter sa ville à cause de la tension qui y régnait entre Arabes et Juifs, et qui pressentait déjà qu’il ne pourrait probablement plus y retourner ; de l’autre côté Stefan, Juif d’Europe centrale, venu précisément s’installer dans cette même ville ; tous deux proches parents des nouveaux mariés…

J’avais décidé de me borner aux présentations les plus sommaires. Mahmoud Carmali, mon beau-frère. Stefan Temerles, l’oncle de Clara. Ils se sont serré la main.

Alors mon père a dit à voix haute, en français :

« Vous avez quelque chose en commun. Mahmoud est de Haïfa. Et l’oncle de notre belle-fille habite justement à Haïfa. »

Un regard échangé entre Clara et moi. Nous nous tenions par la main, comme pour mieux affronter la bourrasque.

La mariée, Clara, juive d’origine allemande, était à l’époque militante à Haïfa au PAJUW Comittee, initiales de Palestine Arab and Jewish United Workers. Elle ne supportait pas l’idée qu’au lendemain même de la défaite du nazisme, deux peuples détestés par Hitler se dressent l’un contre l’autre, en arrivent à s’entre-tuer, chacun étant persuadé d’être parfaitement dans son droit et unique victime d’une injustice. Les Juifs parce qu’ils venaient de subir ce qu’un peuple peut connaître de pire, une tentative d’anéantissement, et qu’ils étaient déterminés à tout mettre en œuvre pour qu’une telle chose ne se reproduise plus jamais ; les Arabes parce que la réparation du mal, en quelque sorte, se faisait à leurs dépens, alors qu’ils n’étaient pour rien dans le crime perpétré en Europe.

Je pense à cette remarque que l’on me fait souvent, en France, en Egypte et ailleurs, à propos des films sur l’holocauste : ils n’en ont pas marre de ressasser leur histoire, comme si c’était indécent, ils n’en ont pas marre de se faire passer pour des victimes, ou encore : ces films ne sont de toute manière que de la propagande sioniste, une justification à occuper des territoires palestiniens, le rappel de leur bon droit.

Comme son nom le révèle, poursuit Ketabdar, ce Comité était nettement à gauche. Que voulez-vous, à l’époque, ceux qui désiraient s’opposer à la haine raciale ou religieuse ne savaient pas dire autre chose que : « Travailleurs, unissez-vous ! » Cela ne nous a pas menés loin, mais cela semblait être la seule manière de dire : « Ne vous entre-tuez pas ! ». Or aujourd’hui, l’idéologie communiste est morte, et l’universalisme de classe qui en découlait. Ce discours paradoxalement pacifique de lutte des classes, qui abolit les appartenances confessionnelles ou raciales, a été remplacé chez les mêmes gens de gauche aujourd’hui par des discours de non-normalisation de la présence juive en Palestine, qui impliquent de refuser le dialogue, le débat, toute activité culturelle avec l’ennemi juif.

Reprenons maintenant la scène du mariage de Ketabdar, où justement, dans cet après-guerre tumultueux, un juif et un arabe pouvaient encore se retrouver à la même table pour discuter ou s’insulter, c’est-à-dire ne pas se nier.

Asseyez-vous tout près, a poursuivi mon père en s’adressant à l’oncle juif et à son beau-fils musulman. Vous avez certainement des choses à vous dire.

Il insistait, n’est-ce pas ? Mais ne pensez surtout pas que c’était par inadvertance ou par manque de tact. Plutôt par défi, en un sens, par esprit de bravade. Il y avait chez un profond mépris pour cette attitude, très répandue au Levant, qui prétend « ménager » les susceptibilités et les appartenances ; cette attitude qui consiste par exemple à chuchoter à ses invités : « Attention, Untel est juif ! », « Untel est chrétien ! », « Untel est musulman ! » Alors les uns et les autres s’efforcent de censurer leurs propos habituels, ceux que l’on prononce lorsqu’on est « entre nous », pour débiter les banalités mielleuses qui sont censées refléter le respect qu’on a pour l’autre, et qui ne reflètent en réalité que le mépris et l’éloignement. Comme si l’on appartenait à des espèces différentes.

Et si ces deux hommes qu’il avait placés l’un près de l’autre s’étripaient ? Tant pis, c’est qu’ils méritaient de s’étriper, un point c’est tout. Lui, son devoir, c’était de les traiter en humains, embarqués en fin de compte dans la même vaste aventure. S’ils ne s’en montraient pas dignes, tant pis pour eux. Et si, à cause de cela, la fête en était perturbée ? Tant pis encore, c’est que nous ne méritions pas une telle fête !