Voix off

16 février 2012

Temps de lecture : 5 minutes

Enfin au Fespaco ! Depuis le temps que je rêvais d’assister à ce festival de cinéma africain. La route a été longue, il m’a fallu quitter mon confortable CDI, décider de ce long voyage en Afrique de l’Ouest – prévu pour quelques mois, finalement j’ai ‘duré’ cinq ans. J’ai d’abord traversé le Mali en bus, puis taxi brousse ou taxi-mobylette, de Bamako, Sikasso à Bobo Dioulasso, des détours imprévus en brousse vers Léropéni, Gaoua. Quelques kilos de poussières avalés… J’arrive enfin à Ouagadougou au Burkina Faso, le « pays des hommes intègres ». Mes amis de Bobo surnomment Ouaga « Manhattan », en effet wouaou quelle grande cité, de hauts bâtiments, des motos partout, ils ont même un bowling en centre-ville sur Kouamé Nkrouma, l’artère principale. La jeunesse dorée boit des sucreries ou des bières le long du goudron, sans se douter que comparé à Dakar ou Abidjan, ce n’est pas si doré ici ! C’est encore bien provincial même !

L’ambiance est cool jour et nuit, que l’on se balade en brousse ou en ville dans les maquis dansants, bruyants et animés, à déguster des alocos et poulets bicyclette à longues pattes. Il fait déjà chaud en février et pourtant, tous les soirs, les ambianceurs se réchauffent contre leurs gos (petites amies) en se déhanchant sur le tube du moment, la musique folle de « grippe aviaire » de l’ivoirien DJ Lewis, roi du coupé décalé.

Avec Clovis, un ami de Bobo, on s’est pincés (rejoint) à la capitale. Poignée de main bobolaise, qui finit avec un claquement de doigt. J’ai mis un moment à apprendre le geste ! Salutations d’usage « – On dit quoi ? – Ouais y’a foy (rien de neuf) », et nous voilà lancés à la recherche d’un semblant de programme du festival. Quelle pagaille ! Impossible de s’y retrouver alors que le festival a démarré depuis quelques jours (on aura de la chance s’il est diffusé avant la fin, me dit-il). On se débrouille, glane des infos à droite à gauche, guette les affiches collées sur les baobabs ou les programmes écrits à la craie sur des tableaux noirs de classe. Si c’est ça le « in », ça promet pour le « off » ! Et par hasard, une affiche avec le visage du capitaine Thomas Sankara, le précédent président, attire notre attention. Elle annonce la projection d’un documentaire en marge du festival, « Thomas Sankara, l’homme intègre ». Super. Je pique une des nombreuses affiches pour la ramener à Boua, un ami de notre grain à Bobo (on boit l’attaya ensemble) ; il est chauffeur de camion et devait partir pour le Togo, il n’a pas ou venir… Il sera aux anges, et si fier de coller cet affiche sur le mur de sa chambrette quasi vide !

Projection gratuite ce soir même, le 27 février 2007, on décide de suite qu’on ira. Même si comme souvent ici, ça risque d’être annulé au dernier moment. Sans parler de l’aspect politique du film, c’est quand même le président actuel qui a tué son propre frère, sur ordre de nos présidents à nous… Dossier très sensible.

En attendant le ciné on prend quelques Sobbra (So-bé-bra, la bière locale) bien fraiches au Jardin de l’amitié, et on file en mobylette vers la projection, au centre de presse Norbert Zongo. Ça promet un tel nom, journaliste assassiné et projection d’un film sur un président fusillé, c’est sûr le film sera annulé… On arrive et, ô surprise, ça s’organise, la cour est déjà bien pleine ! Des rangées de chaises sont disposées face à un petit écran en plein air, façon projection de diapos, sur une sorte de terrasse en longueur. Une cinquantaine, maximum centaine de places ainsi prévues, tout est déjà complet. Les nouveaux arrivants, comme nous, s’installent par terre, à un ou deux mètres de l’écran.

Et ça continue, la foule arrive sans cesse. Un flux ininterrompu de jeunes Burkinabès, à qui trouve une dernière place par terre, qui au fond. On se serre encore et encore, certains sont allongés sous l’écran, d’autres chassent les margouillats en escaladant le muret autour de la cour et s’installent en équilibre, les plus agiles grimpent sur les manguiers… Aucun ne rebrousse chemin, on s’entasse sans protester, on se comprend, tout le monde veut voir ça ! Le docu commence, sous un tonnerre d’applaudissements, on doit être des centaines à présent. Quel enthousiasme suscite encore ce Ché local ! Un gars annonce en arrivant « je reste dè ! Debout ou couché, je regarde Tom Sank !! »

L’ambiance est intense, presque irréelle, et ça monte en puissance. A chaque allocution de Sankara, on applaudit, commente, des « bravos » fusent, des « bien fait !», « Antché » (merci), chacun y va de son commentaire. Il faut dire qu’on n’a pas souvent l’occasion de donner son avis en public ici, même la presse est plutôt bridée. Les élections faussées d’avance, le président passe à 95% de oui sous le regard approbateur de nos amis onusiens ou occidentaux, censés surveiller le vote (bizarrement, en Côte d’Ivoire ou en Lybie, la « communauté internationale » donne son avis, mais là non, silence complet, certains dictateurs ont la bénédiction des blancs).

Sankara parle et tout le monde se tait, boit ses mots. Il explique son programme. Produire et consommer burkinabè : applaudissements (même si tous les jeunes sont en faux jean Levi’s ou faux Diesel) ; lancer des travaux de route pour créer des emplois : re-applaudissements ; imposer à son gouvernement – et à lui-même – de rouler en Renault 5 plutôt qu’en grosse berline : tonnerre d’applaudissements. Le capitaine ferme le clapet de Mitterrand en répondant qu’il ne remboursera pas la dette, que l’Afrique ne doit rien à personne, surtout pas à ceux qui l’ont pillée : c’est la folie, tout le monde se lève, applaudit, hurle de joie.

Je n’avais pas d’appareil photo pour graver ce moment dans mon cœur et dans mes tripes. Comme toujours d’ailleurs, je suis une très mauvaise touriste, et je n’aime pas ces appareils numériques. Je préfère m’asseoir en terrasse et regarder, discuter, en espérant que je n’oublie pas ces moments forts, ces jeunes ivres de justice, de respect, d’espoir. Je sais au fond de moi qu’ils en ont encore pour quelques décennies de galère avant que le pays n’aille mieux… ils ont bien réinventé le terme de galériens, pour désigner les jeunes chômeurs, diplômés ou non, dans la débrouille. A chacune de mes remarques mon ami répondait souvent « ça va changer, ça va changer », ou « ça doit changer, il faut que ça change » mais rien ne bouge.

Le film terminé, certains se demandent si la police nous attend à la sortie, mais non, juste une formidable cohue pour vider ce lieu minuscule, trop étroit pour répondre à l’immense envie d’intégrité des Burkinabès.

Quelques jours après, j’ai téléphoné à ma sœur Lyon, pour savoir si l’on avait parlé du Fespaco, d’une manière ou d’une autre, en France : mais non, ça n’intéresse personne.
Aux dernières élections en 2010, Compaoré au pouvoir depuis 23 ans a encore été ‘réélu’. Patientez encore un peu ! Ça va changer… Inchallah !


Laurence – Texte / Text
Histoire écrite en français / Story written in French